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lundi, 5 décembre 2016
« La cognition incarnée », séance 13 : Les formes radicales de la cognition incarnée (se servir du corps et de l’environnement pour penser)

Comme à chaque lundi de cet automne, voici un bref aperçu de la prochaine séance du cours sur la cognition incarnée que je donnerai mercredi prochain à 18h au local A-1745 de l’UQAM.  [les présentations en format pdf sont disponibles ici]

Il ne reste que deux séances au cours et nous arrivons donc bientôt au terme de cette aventure. Mais avant de conclure sur le thème du « cerveau prédictif », avec une séance qui promet puisqu’elle sera donnée entièrement par Maxwell Ramstead qui travaille à l’université McGill au cœur de cette question, la présentation de cette semaine va être un peu l’aboutissement de toutes les précédentes.

Car on va aujourd’hui donner un aperçu du large spectre des conceptions « incarnées » de la cognition. Et pour en comprendre les différents degrés, il fallait, je pense, faire le long parcours qui a été le nôtre, de l’autopoïèse à la théorie de la compétition des affordances, du canal NMDA à la potentialisation à long terme dans l’hippocampe, de la synchronisation d’activité nerveuse aux coalitions d’assemblées neuronales dans un cerveau dont les structures sont constamment réutilisées.

Plus que tout, il nous aura fallu prendre conscience que ce cerveau a toujours évolué dans un corps soumis au second principe de la thermodynamique (entropie croissante) et qu’il a par conséquent toujours cherché dans son environnement des ressources lui permettant de maintenir malgré tout l’intégrité de sa structure. Un cerveau et un corps indissociables, donc, comme nous l’avons vu la semaine dernière, qui interagissent depuis toujours et à tout moment avec l’environnement. Voilà ce qui a façonné et façonne encore notre cognition, notre pensée.

Oui mais on peut penser sans bouger, on peut imaginer, simuler des scénarios catastrophes (l’être humain y excelle…) dans le confort de notre foyer sans même lever le petit doigt, diront certains. C’est oublier un peu vite que ce « offline » est très récent en terme d’évolution et qu’il n’est que la pointe de l’iceberg que sont l’immense majorité des comportements « online » qui nous animent à tout moment dans le monde réel et à partir desquels nos pensées abstraites peuvent se construire.

On va donc présenter cinq degrés, cinq saveurs (et même deux variantes pour la dernière) de ces conceptions incarnées de la cognition qui rendent les sciences cognitives si fécondes et excitantes depuis une vingtaine d’années. Celles-ci s’inspirent directement d’une présentation vidéo du philosophe Shaun Gallagher faite pour le projet A History of Distributed Cognition.

(1) Avec l’incarnation minimale, on s’attarde essentiellement sur les représentations cérébrales qui découlent du fait d’avoir un corps, comme les représentations modales du modèle de Barsalou dont nous avons parlé à la séance 10.

Ce n’est donc qu’à travers des simulations dans les aires sensorielles et motrices que le corps est impliqué dans la cognition qui conserve donc ici l’idée maîtresse du modèle classique de la cognition, celle de représentations symboliques qui vont subir des computations.

Il n’y a donc pas encore de rupture catégorique avec les anciennes conceptions. Et l’on néglige encore, comme le pense des gens comme Michael Anderson, toutes ces boucles de contrôles sensori-motrices imbriquées les unes dans les autres qui permettent l’action “online” (bien qu’Anderson pense que des positions plus radicalement incarnées comme la sienne puisse également accepter un rôle cognitif pour les traces emmagasinées d’expériences passées pour la cognition “offline”).

(2)  C’est avec l’incarnation biologique que l’on va véritablement mettre l’emphase sur l’anatomie particulière d’un corps et les mouvements qu’il peut faire comme influences majeures de notre cognition.

Par exemple, le fait que nous ayons deux yeux positionnés en avant du visage nous permet d’avoir une vision binoculaire et d’apprécier la profondeur de champs pour en tenir compte dans nos déplacements. Ou encore, la position de nos oreilles de chaque côté de la tête nous permet de détecter l’origine d’un son.

D’autres données reliées à la physiologie corporelle défient une conception désincarnée de la cognition. Des changements survenant dans le système endocrinien (en interaction étroite avec le système nerveux comme on l’a vu la semaine dernière) peuvent par exemple biaiser nos processus de perception, d’attention ou de prise de décision.

Serait-il possible, par exemple, que des substances aussi simples que le glucose influencent la cognition ? On sait que des taux sanguins de glucose bas nuisent au bon fonctionnement cérébral, en particulier au jugement rationnel, associé à l’activité du cortex préfrontal. C’est ainsi que des juges qui ont faim en viennent par exemple à laisser des gens en prison parce que leur faculté de juger est rendu sous-optimale par leur manque de glucose…

Les résultats d’une étude de Shai Danziger publiée en 2011 montrent en effet que le pourcentage de décisions favorables aux libérations diminue progressivement à partir de ≈ 65% à près de zéro au sein de chaque séance de décision (où le taux de glucose des juges est à son plus bas) et remonte brutalement à ≈ 65% après une pause repas !

(3)  L’incarnation sémantique inclut par exemple le travail de Lakoff et Johnson sur la métaphore et les processus cognitifs de haut niveau. Ici non seulement les capacités perceptuelles et motrices du corps déterminent comment nous expérimentons les choses, elles déterminent aussi la signification que nous leur accordons. Bref, comment nous comprenons le monde et l’expliquons avec le langage.

Ainsi, si l’on n’avait pas de mains, dirions-nous : «  Je saisis ce que tu veux dire » ou bien « J’ai lancé cette idée » ? Autre exemple : en 2010, Miles et ses collègues ont demandé à des sujets debout de penser à des événements passés et futurs. Pendant ce temps, en mesurant le fléchissement de leurs genoux, ils ont observé que les pensées du futur les faisaient s’incliner très légèrement vers l’avant (pour un bipède comme nous, le futur est situé en avant dans l’espace quand nous marchons). Et l’inverse pour les pensées du passé : les sujets s’inclinaient très légèrement par en arrière !

Pour Lakoff, notre cerveau est donc si intimement lié au corps, que les métaphores qui en émanent sont nécessairement puisées dans ce corps et son rapport au monde. Et ce, même si ces métaphores seraient largement inconscientes et difficiles à déceler parce que souvent trop éloignées de leur origine pour être remarquées.

Un autre exemple ? La métaphore la plus souvent utilisée pour un débat intellectuel est, quand on y pense bien, celle du combat physique : il a gagné le débat, cette affirmation est indéfendable, il a mis en pièce tous mes arguments, cette remarque va droit au but, etc.

Mark Johnson a de son côté identifié des schèmes ou des images qui nous viennent directement de l’expérience corporelle (celle de la source, de la voie et du but, du récipient, etc.). L’image de l’intérieur et de l’extérieur du corps, dont la logique élémentaire est « dedans ou dehors », a par exemple des projections métaphoriques dans plusieurs aspects de nos vies : le champ visuel (où les choses entrent et sortent); nos relations personnelles (entrer ou sortir en relation); la logique des ensembles (qui contiennent des éléments), etc.

(4)  On parle d’incarnation fonctionnaliste, pour désigner une façon de concevoir la cognition qui minimise pour ainsi dire la séparation entre le corps et l’environnement. Les deux versions les plus débattues de cette position sont l’hypothèse de la cognition enchâssée (« embedded cognition ») et celle de la cognition étendue (« extended cognition »), cette dernière étant une version plus forte (certains diraient extrême) de la première.

Voir la cognition comme enchâssée dans son environnement, c’est affirmer que la cognition dépend, de façon surprenante et complexe, de l’utilisation par l’organisme de ressources extérieures à cet organisme. Pensez au jeu tétris : il est plus facile de faire tourner les formes qui descendent avec le bouton approprié que de les manipuler mentalement pour voir si elles ont la bonne position pour s’insérer dans le mur.

Ou alors pensez au scrabble où l’on a naturellement tendance à déplace les lettres pour voir quels mots elles peuvent former plutôt que de faire ces permutations mentalement. Car dans notre tête, on arrive rapidement aux limites de nos capacités de mémoire de travail pour ce genre de tâche. Et c’est donc pour cela qu’on cherche spontanément à l’externaliser, à la confier à un support extérieur.

La même chose se produit lorsqu’on a à multiplier par exemple 343 x 822. Cela va mieux si l’on a une feuille et un crayon (ou une calculatrice, bien entendu, ce qui correspond d’ailleurs au même phénomène d’externalisation). Mais jusqu’où notre cognition « fuit-elle » dans l’environnement ?

Pour les tenants de la cognition étendue, la calculatrice, ou plus simplement le téléphone intelligent (ou Internet) que nous consultons si souvent, pourraient bien être considérés comme faisant partie de notre cognition quand on s’en sert fréquemment.

Andy Clark et David Chalmers qui, à la fin années 1990, ont proposé cette conception étendue de la cognition, pensent que celle-ci demeure difficile à accepter spontanément pour plusieurs car elle demande de rejeter l’identité psycho-neurale au sens stricte (les états mentaux sont des états du cerveau).

Mais ces conceptions audacieuses viennent tout de même avec leur lot de problèmes. Si un blogue que je visite souvent est en train d’être mis à jour, cela veut-il dire qu’on est en train de jouer dans mon esprit ? Et est-ce que mon fournisseur Internet peut couper une partie de mon esprit si je ne paies pas ma facture?

(5)  Il existe enfin des versions radicales de l’incarnation de notre cognition qui, tout en gardant une distinction entre corps et environnement, conçoit les interactions entre les deux de façon si intime qu’on a plutôt tendance à en parler en termes de « couplages ».

Ces formes radicales de cognition incarnée rejettent carrément les représentations mentales. Des gens comme Anthony Chemero pensent que le caractère dynamique de l’activité cérébrale, couplé à une approche écologique de l’environnement à la Gibson (affordances) peut rendre compte de ce que l’on a coutume d’expliquer avec des représentations.

Une variante de cette conception radicale de la cognition incarnée met l’accent sur les contingences sensorimotrices. La théorie sensorimotrice de la perception proposée par le psychologue Kevin O’Regan et le philosophe Alva Noé met par exemple l’emphase sur le rôle essentiel de la motricité dans la perception.

Dans les cas de substitutions sensorielles
, on constate par exemple que c’est en bougeant constamment la tête qui porte la caméra que les personnes aveugles parviennent à percevoir les obstacles à l’aide des stimulations tactiles sur la langue. On peut penser aussi au « outfielder problem » qui montre qu’on n’attrape pas une balle en calculant sa trajectoire mais simplement en bougeant pour garder la balle au centre de notre rétine.

L’énaction est une autre forme de cognition incarnée radicale. Cette approche, mise de l’avant par Francisco Varela, Evan Thompson et Eleanor Rosch dans leur livre « The Embodied Mind » (1991, et qui vient d’être réédité il y a un mois, voir l’image en haut de ce billet), se fonde sur l’autopoïèse, donc sur les bases biologiques du vivant, pour montrer l’équivalence entre cognition et le « sense-making » de la théorie autopoïétique. Autrement dit, vivre c’est créer du sens. Construire non pas un monde, mais son monde, en fonction des possibilités qu’offre un corps particulier avec une histoire particulière.

Le monde, ici, n’est pas quelque chose d’extérieur et de prédonné qu’on se représente intérieurement. Il est mis de l’avant ou énacté par le couplage sensorimoteur de cet organisme avec son environnement. En d’autres termes, le monde et l’organisme se co-déterminent mutuellement l’un l’autre.

À cela s’ajoute, dans l’énaction, une place prépondérante accordée à l’expérience vécue (subjectivement) qui n’est pas considérée comme un épiphénomène, mais comme quelque chose de central dans nos facultés cognitives. Quelque chose qui doit être investigué avec une approche phénoménologique, sans pour cela mettre de côté la rigueur scientifique de l’approche empirique conventionnelle. Les deux doivent donc se contraindre mutuellement et sont donc vues comme complémentaires dans une démarche que Varela qualifiait de « neurophénoménologique ».

Comme j’ai déjà fait trop long aujourd’hui et que j’ai déjà raconté cette histoire à plusieurs reprises, je vous laisse avec ces quelques liens :

– sur l’énaction et Francisco Varela dans le Cerveau à tous les niveaux;

– sur « Mind in Life », de Evan Thompson : une continuité entre la vie et la pensée

– sur la question des modèles et concepts en science, avec l’exemple de l’énaction.

Bonne lecture !

Dormir, rêver... | Comments Closed


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