lundi, 12 septembre 2016
« La cognition incarnée », séance 2 : Autopoïèse et émergence des systèmes nerveux
Comme à chaque lundi de cet automne, voici un bref aperçu de la prochaine séance du cours sur la « cognition incarnée » que je donnerai mercredi à 18h au local A-1745 du pavillon Hubert-Aquin de l’UQAM.
Et comme indiqué dans le plan de cours, cette deuxième séance fait suite au survol historique des grands paradigmes en sciences cognitives présenté la semaine dernière et dont le pdf de la présentation Power Point est disponible ici [et celui de cette seconde séance est maintenant aussi disponible ici].
Nous voici donc en route pour une autre séance marathon puisque nous allons cette semaine parcourir 13,7 milliards d’années d’évolution cosmique, chimique et biologique en un peu plus d’une heure ou en quelques pages sur ce blogue ! Pourquoi refaire ainsi tous le trajet qui a mené jusqu’à nous ? Parce que, pour paraphraser l’astrophysicien Hubert Reeves, il a fallu ces 13,7 milliards d’années pour que 100 milliards de milliards de milliards de quarks et d’électrons jouent un rôle précis dans votre corps pour que vous soyez en mesure de lire ces lignes…
Parce qu’essayer de comprendre le cerveau et la cognition humaine telle qu’ils sont aujourd’hui est une entreprise pour le moins décourageante et casse-gueule. En effet, ce n’est pas seulement notre système nerveux qui est d’une effroyable complexité, c’est toute la vie avant qui a mené jusqu’à lui (et bien sûr toutes les sociétés et cultures humaines qu’il a ensuite générées). Un cours qui a l’ambition de s’intituler « la cognition incarnée » se doit donc, il me semble, de commencer par se demander un peu qu’est-ce que la vie, comment elle a commencé, et quel rapport entretient-elle avec la cognition ?
Car le vivant a un langage qui lui est propre, et connaître les rudiments de cette langue peut être fort utile. Et comme on assiste irrémédiablement à une croissance de la complexité au fil des trois types d’évolution, il faut commencer l’étude de ce langage il y a longtemps pour le découvrir sous une forme suffisamment simple pour qu’il nous soit accessible. D’où l’importance que l’on accordera durant cette séance à l’autopoïèse, cette définition minimale de la vie élaborée d’abord par Humberto Maturana et Francisco Varela dans les années 1970 (et bonifiée plus tard par d’autres, comme Ezequiel Di Paolo). C’est ce que nous explorerons à travers les 25 dernières pages du chapitre 6 du livre Mind in Life, de Evan Thompson, un ouvrage de référence sur cette question, lors de la seconde partie de la séance de mercredi (chaque séance comprend une première partie où je fais une présentation générale de la thématique de la séance et une seconde partie où l’on en discute un aspect plus précis à partir d’un article ou d’un chapitre de livre; vous retrouverez ici surtout un résumé de la première partie).
Mais avant d’en arriver là, il nous faudra faire un petit détour par la physique, et plus particulièrement par la seconde loi de la thermodynamique. Celle-ci stipule en effet qu’à l’échelle de l’univers, l’énergie se dissipe (ou se dégrade) de plus en plus sous forme de chaleur. On parle aussi d’entropie croissante pour décrire ce phénomène.
Or les êtres vivants constituent en quelque sorte un îlot d’ordre dans un océan de désordre. Comment cela est-il possible sans aller à l’encontre de cette seconde loi de la thermodynamique ? La réponse est assez simple : il peut y avoir croissance de complexité localement dans les êtres vivants parce qu’il continue d’y avoir croissance du désordre à l’échelle de l’univers. En fait, on en arrive aujourd’hui à démontrer (et il faut voir ici les travaux de Jeremy England, par exemple) que les systèmes vivants sont en fait des « structures dissipatives » complexes qui créent pour ainsi dire plus de désordre dans le milieu qui les entoure qu’en eux.
Il faut rappeler ici que organisme vivant est, d’un point de vue thermodynamique, un système ouvert, c’est-à-dire à l’intérieur duquel entre de la matière et de l’énergie, et à l’extérieur duquel sort aussi de la matière et de l’énergie. Or ce qui sort, en particulier la chaleur (rayonnement infrarouge), a un niveau d’entropie plus grand que ce qui est entré, satisfaisant ainsi le second principe de la thermodynamique. Un être vivant doit, de plus, lutter toute sa vie contre ce principe de désorganisation pour maintenir l’intégrité des réseaux complexes qui forment sa structure. On verra comment les plantes et les animaux y parviennent différemment, mais assez bien jusqu’à un certain point. Ce point étant par exemple 7 ou 8 décennies chez l’être humain quand tout se passe bien…
Je n’ai pas le temps ici de décrire toutes les étapes de l’évolution chimique qui vont permettre l’apparition, à partir du moment où émergeront des chaînes moléculaires complexes comme les ARN ou les protéines, des premières proto-cellules vivantes. Disons simplement que des phénomènes d’auto-organisation, toujours « sous contrôle thermodynamique », rendront possible par exemple l’association de chaînes lipidiques pour former des membranes qui se refermeront en vésicules, formant ainsi les « microclimats » qui vont permettre aux réseaux métaboliques du vivant de se mettre en place.
Car ce que l’on observe, à un certain point de l’évolution chimique, c’est que ce qui était régi surtout par des processus déterministes découlant de lois physiques, va bientôt laisser de la place, à un certain niveau de complexité moléculaire, à une combinatoire telle que des événements contingents (ou aléatoires) vont commencer à influencer la suite des choses.
Je prends un exemple tiré de cet autre ouvrage de référence qu’est The System Views of Life, de Fritjof Capra et Pier Luigi Luisi. Les « briques du vivant » que constituent nos protéines sont de longues chaînes d’acides aminés. L’enzyme lysozyme en possède 129 dans un ordre bien précis (chaque position peut être occupée par 20 acides aminés différents). Or on peut se demander combien la nature avait-elle de possibilité d’ordonner dans cet ordre les 129 acides aminés du lysozyme. La réponse est 20129, ou encore 10168, c’est-à-dire 10 suivi de 168 zéros ! Et le lysozyme, qui a une fonction bien précise dans l’organisme, est l’une de ces possibilités qu’il est donc plus facile d’envisager comme le résultat du hasard des combinatoires. Ce n’est pas le genre de débat qui est tranché par la science, mais disons que le titre du bouquin de Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, résonne encore plutôt bien…
On parlait de fonction des protéines et il faut peut-être ici rappeler que cette fonction lui est conférée par sa forme particulière qui elle-même dépend de la structure primaire de l’enchaînement des acides aminés dont les charges vont s’attirer de telle façon qu’elles vont amener la protéine à se replier sur elle-même et à former un gros « globule » en trois dimensions. Et c’est cette forme particulière en trois dimensions qui va conférer sa fonction particulière à la protéine. Et qui va, par exemple, lui permettre de s’attacher à une autre molécule, son substrat, et de le modifier.
Il faut alors imaginer le métabolisme d’une cellule comme des milliers et des milliers de de protéines qui se reconnaissent, se fixent les unes sur les autres, et se transforment continuellement. Des milliers et de milliers de réactions biochimiques se font ainsi à l’échelle de la milliseconde dans chacune de vos 1014 de cellules de votre corps !
Et chacune de ces cellules du corps humain, encore aujourd’hui, doit continuellement « s’autoproduire » pour lutter contre la seconde loi de la thermodynamique. Et c’est ce processus minimal du vivant que la théorie de l’autopoïèse va saisir dans sa formule originale. Du grec autos, soi, et poiein, produire, un système autopoïétique est un réseau complexe d’éléments qui régénèrent constamment, par leurs interactions et transformations, le réseau qui les a produits.
Encore une fois on ne peut pas dans ce résumé entrer trop dans les détails (lisez Mind in Life ou le pdf de la présentation de mercredi si ça vous intéresse !), mais peut-être juste spécifier ici que ces transformations peuvent être de deux ordres.
D’abord pour renouveler ses propres constituants. Car ce qui importe dans un tel réseau, c’est sa forme, le pattern particulier qu’il constitue, la relation entre les éléments. Les éléments comme tels, eux (les molécules formées d’atomes), sont interchangeables. Ainsi, notre épithélium gastrique est changé tous les 5 jours, notre peau toutes les 5 semaines, et on estime qu’au bout d’un an 98% des atomes d’un corps humain ont été remplacés par d’autres ! Un système ouvert sur le plan thermodynamique, dision-nous. Mais un système fermé sur le plan opérationnel, comme l’a montré Francisco Varela qui insistait sur cette « clôture opérationnelle » des systèmes vivants qui définissent leur autonomie.
L’autre type de transformation est celui qui va créer de nouvelles structures, de nouvelles connexions dans le réseau au cours du développement et de la vie d’une cellule et d’un organisme entier. Ces nouvelles structures sont le résultat tant de la dynamique interne du système que de l’influence de l’environnement. Mais les systèmes vivants étant autonomes, disaient encore Varela et Maturana, l’environnement ne fait que déclencher des changements en eux, jamais il ne les spécifie… Le fait est que les comportements futurs de l’organisme seront modifiés par ces transformations, ce qui constituera la base de ce qu’on appelle l’apprentissage.
Cet apprentissage, ce couplage plus adéquat avec l’environnement, dirait Varela, est donc consubstantiel à la vie telle que décrite ici par l’autopoïèse et par l’ajout de ce second aspect que Di Paolo appelle en anglais « adaptivity ». Et cela débouche sur la thèse de la continuité entre la vie et la cognition, c’est-à-dire l’idée que la cognition au sens large (le « sens-making » comme l’appellent Varela et Thompson), serait apparue avec la vie elle-même. C’est une thèse forte, donc forcément débattue, mais qui permet d’éviter certaines difficultés quant on cherche par exemple à déterminer le niveau de complexité dans l’échelle du vivant où cette cognition serait apparue.
Mais ça ne règle pas tout. À preuve, les désaccords qu’exprime Thompson dans Mind in Life sur l’origine de la conscience subjective qui pour lui nécessite l’émergence, entre autres, d’un certain niveau de développement du système nerveux. Ce système nerveux dont on ne va évoquer ici que l’émergence, en terminant, pour s’y attarder plus longuement à la séance suivante.
En deux mots, donc, arrive un moment au cours de l’évolution biologique où les cellules apprennent à cohabiter dans des organismes multicellulaires. Cela amène certaines cellules à se spécialiser dans certaines fonctions comme les neurones dans la communication rapides entre eux et avec le monde extérieur, par exemple. Contrairement aux plantes qui peuvent rester plantées au même endroit toute leur vie en utilisant les photons solaires pour produire et renouveler leurs composantes grâce à la photosynthèse, les animaux, eux, doivent trouver dans leur environnement leur prochain repas faute de posséder cette merveilleuse molécule de chlorophylle. Et comme le repas passe parfois très vite devant eux (je pense par exemple à la gazelle devant le guépard…), la nature a sélectionné des réseaux de neurones de plus en plus efficaces pour percevoir cet environnement et et agir promptement.
Et c’est cette cette boucle perception-action, cette boucle sensori-motrice, très incarnée donc, avec laquelle on poursuivra ce récit la semaine prochaine…
Du simple au complexe | Comments Closed