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mardi, 10 octobre 2023
Une collaboration « adversariale » qui sème l’émoi dans le milieu de la recherche sur la conscience

Entre la révision d’images pour mon livre et la préparation de deux conférences à donner demain, je me contenterai cette semaine de vous relayer des extraits d’un article en français qui relate les derniers développements d’un « concours » pour le moins original et mouvementé visant à tester deux grandes théories rivales sur la conscience dont je vous avais déjà parlé ici en janvier 2020.

Je rappelais alors que :

« La première théorie est celle de l’espace de travail global (« global workspace theory, ou GWT », en anglais), proposée par le psychologue Bernard Baars et étayée par les neurobiologistes Stanislas Dehaene et Jean-Pierre Changeux. Elle part d’une idée qui remonte aux premiers temps de l’intelligence artificielle selon laquelle des données rendues accessibles à un endroit du système (un « tableau noir » ou « blackboard », pour reprendre la métaphore habituelle) vont permettre à de nombreux modules spécialisés d’être mis au courant de ces informations et de les utiliser. Et pour aller très vite, ce serait cette diffusion (ou « broadcast ») aux multiples sous-systèmes cognitifs de notre cerveau (attention, mémoire de travail, planification, etc.) qui nous ferait percevoir cette étrange impression subjective qu’on appelle la conscience. »

Et que la seconde était :

« La théorie de l’information intégrée (« integrated information theory, ou IIT »), proposée par Giulio Tononi et adoptée par plusieurs autres neurobiologistes comme Christof Koch […]. Pour elle, le niveau de conscience d’un système (un cerveau par exemple) est relié aux interconnexions que l’on retrouve dans ce réseau particulier. Plus nombreux seront les neurones à interagir les uns avec les autres, plus l’organisme aura une expérience consciente unifiée, et ce, même sans input sensoriel immédiat. Encore une fois très grossièrement, Tononi postule que tout système complexe interconnecté par des relations causales va nécessairement ressentir « l’effet que ça fait » d’être ce système. Autrement dit, il aura un certain niveau de conscience qui dépendra de sa complexité et du niveau d’intégration dont il est capable. »

Or un point particulièrement important pour la confrontation qui nous intéresse ici est que :

« Pour la GWT, le cortex frontal est une région cruciale parce que fortement impliqué dans la sélection de l’information sensorielle à retransmettre aux autres régions qui exécuteront les processus cognitifs ou les actions appropriées. »

Tandis que :

« [L]es tenants de l’IIT suspectent que le gros du travail est fait une vaste zone de la partie postérieure du cerveau incluant le cortex pariétal, occipital et temporal. Contrairement à la GWT, le cortex frontal ne serait que très peu impliqué. Des protocoles expérimentaux, où des sujets deviennent par exemple conscients de l’apparition d’une image à mesure que sa présentation devient suffisamment longue, seront donc mis en oeuvre pendant que l’on scannera le cerveau des sujets avec différents appareils d’imagerie cérébrale (résonnance magnétique fonctionnelle, électroencéphalographie, électrocorticographie). Si l’activation correspondant à la prise de conscience du stimulus est d’abord frontale, cela plaidera fortement en faveur de la GWT. Par contre, si elle survient surtout dans la partie postérieure du cerveau, c’est l’IIT qui marquera des points. »

C’est donc le premier round de cette collaboration « adversariale », dont les premiers résultats ont été dévoilé le 23 juin dernier, qu’Hervé Morin rapporte dans le journal Le Monde du 2 octobre dernier. Elle illustre, pour reprendre les mots du journaliste, toute la difficulté de la recherche sur les théories de la conscience en général, et de cette entreprise inédite en particulier. L’article étant réservé aux abonné.es, les personnes motivées mais qui ne peuvent se permettre (comme moi) cet abonnement, peuvent me demander une copie de l’article. Si vous lisez l’anglais, l’article « What a Contest of Consciousness Theories Really Proved » de Elizbeth Finkel dans Quanta Magazine le 24 août dernier est, lui, en accès libre et aussi complet.

* * *

Voici donc quelques extraits choisis de l’article du Monde, incluant des rebondissements imprévus. Qui a dit que la science était ennuyante ?  😉

« Sur trois prédictions testées sur des volontaires et des patients, concernant l’activité cérébrale liée à la conscience visuelle – sur lesquelles nous reviendrons –, l’IIT a obtenu un léger avantage. Mais Stanislas Dehaene n’a pas concédé la défaite. De l’avis général, aucune des deux théories en présence ne pouvait crier victoire. Il ne s’agissait là que d’un premier round. Seul perdant assumé, à titre personnel, Christof Koch (défenseur de l’IIT) a sportivement offert une bonne bouteille à David Chalmers, reconnaissant que la localisation de la conscience n’était pas – encore – en vue. Chacun semblait alors se réjouir d’une initiative susceptible de mettre enfin au banc d’essai des théories de la conscience qui jusqu’ici creusaient leur sillon chacune dans son coin. »

Et puis, coup de théâtre :

« Trois mois plus tard, patatras ! Le 16 septembre, 124 experts du domaine cosignaient un texte qualifiant l’IIT de « pseudoscience », s’inquiétant que l’écho médiatique donné à la réunion new-yorkaise puisse laisser accroire qu’il s’agit d’une théorie majeure désormais empiriquement testée. L’un des initiateurs de cette tribune, Hakwan Lau (Institut Riken pour les neurosciences, Japon), lui-même tenant d’une théorie alternative, précisait le lendemain différents griefs envers cette première phase de collaboration « adversariale ». Pour lui, les conditions annoncées d’une évaluation impartiale de l’IIT par le consortium Cogitate n’ont pas été remplies. Notamment parce que les tests proposés par les promoteurs de la théorie intégrée étaient selon lui trop généraux

Ces critiques ont immédiatement ouvert un feu nourri d’échanges et de prises de position contrastées sur X (ex-Twitter), pour dénoncer le terme injurieux de « pseudoscience », pour regretter un lavage de linge sale en public susceptible de nuire à l’image de la discipline – et à son financement –, ou au contraire pour se réjouir qu’un abcès soit enfin percé autour du statut particulier de l’IIT. Son formalisme mathématique poussé désarçonne nombre de neurobiologistes, et sa version maximaliste est parfois perçue comme « panpsychique », c’est-à-dire capable de s’accommoder de l’existence d’une conscience quasi universelle, présente à des degrés divers dans tout système matériel, indépendamment de processus cognitifs. La lettre s’inquiétait aussi des implications éthiques de l’IIT concernant le statut des organoïdes, des cellules souches ou de l’embryon, s’inscrivant selon cette théorie sur un continuum de conscience. C’est cette version « forte » qui est la cible de Hakwan Lau et de ses collègues. »

La démarche elle-même des collaborations « adversariales » n’échappe pas non plus à la critique :

« « La réfutabilité selon Popper, c’est un idéal, mais, en pratique, les gens n’essaient pas de réfuter leur théorie, ils essaient de la confirmer, observe Daniel Kahneman. Ils choisissent des expériences qui convaincront d’autres personnes que leur théorie est vraie, pas celles qui ont le plus de chances de montrer qu’ils ont tort. »

Ce phénomène a été précisément documenté pour les théories de la conscience. En février 2022, une étude publiée dans Nature Human Behaviour analysait ainsi 365 articles publiés entre 2001 et 2019 qui décrivaient 412 expériences portant sur quatre théories de la conscience (dont IIT et GNWT). Ses auteurs, animateurs du consortium Cogitate, Lucia Melloni (Institut Max-Planck d’esthétique empirique, Francfort-sur-le-Main) et ses collègues, ont confié le soin à une intelligence artificielle de deviner, par la seule analyse méthodologique de chaque expérience, quelle théorie elle validait. L’IA a vu juste dans huit cas sur dix. « J’ai été choquée par le niveau de biais de confirmation dans la conception de ces études que cela révélait », se souvient Lucia Melloni. Seules 7 % des études comparaient directement des prédictions faites par deux théories ou plus. »

Finalement, c’est à un véritable cours en accéléré de sociologie des sciences auquel il nous est donné d’assister ici !

« Face à des résultats pour le moins mitigés, les objections méthodologiques mises en avant par les deux premières théories testées s’inscrivent en tout cas dans un schéma classique que Daniel Kahneman a baptisé l’« effet 15 points de QI ». « C’est une règle générale selon laquelle vous devenez bien plus intelligent quand on vous oppose des résultats que vous n’aimez pas », explique le psychologue. On doit donc s’attendre à ce qu’« en toute bonne foi » les participants proposent des raffinements pour améliorer l’expérience en question, avance-t-il. « Si on n’échoue pas, on n’apprend pas », plaide Lucia Melloni, qui table elle aussi sur des réajustements.

Christof Koch admet volontiers qu’il n’y a pas de clair vainqueur, mais s’agace quand on évoque les critiques de Hakwan Lau, « non valides ». « Comme nous tous, il a un biais », insiste-t-il, rappelant que ce confrère s’est retiré d’une proposition de collaboration « adversariale » où il aurait pu défendre sa propre théorie, qui postule le rôle essentiel dans les processus conscients du cortex préfrontal, affaibli par ce premier round – « alors bien sûr, il est énervé ».

Christof Koch veut voir dans cette initiative « une victoire pour la science », malgré ses insuffisances inévitables. »

Anil Seth, un autre chercheur important dans le domaine, va dans le même sens avec une réflexion très stimulante publiée le 27 septembre dernier dans la foulée de cette affaire et intitulée : The Worth of Wild Ideas. Even if a leading theory of consciousness is wrong, it can still be useful to science.

Si ce genre de compétition et de biais de confirmation sont à l’œuvre pour des recherches sur un sujet aussi neutre sur le plan économique que la conscience, imaginez celles qui ont des débouchés économiques important, voir faramineux. Un nouveau vaccin durant une pandémie, par exemple. « I’ll leave it there », comme on dit en anglais…

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