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lundi, 9 novembre 2020
Comment expliquer nos pensées les plus abstraites ?

Poursuivant ces jours-ci la lecture de l’ouvrage “Enactive Psychiatry dont je vous ai parlé en septembre dernier, je retombe sur cette expression évocatrice de « representation-hungry phenomena » que j’avais découverte en lisant d’autres bouquins sur l’histoire des sciences cognitives. Il s’agit, comme le rappelle Sanneke de Haan, de ces pensées que nous avons souvent à propos de choses qui ne sont pas concrètement présentes sous nos yeux. Ou alors de pensées à propos de concepts abstraits comme la justice ou la liberté. Comment notre cerveau s’y prend-il pour actualiser ce genre de pensées qui sont loin de ce que nos sens peuvent percevoir ? L’une des réponses qui semble aller de soi est donc justement cette idée de « représentation ». Autrement dit, on se présente mentalement quelque chose, inspiré de nos interactions passées avec le monde, qui « équivaut » ou qui est « mis à la place » de ce qui est physiquement absent. Comme le livre de de Haan porte sur l’approche énactive, elle rappelle que l’on peut considérer ce problème autrement.

Dans une perspective énactive, c’est l’organisme au complet qui s’engage avec son environnement pour s’y mouvoir avec aisance. Cette approche met de l’avant l’autonomie de l’organisme entier qui est donc constamment couplé à son environnement par ses boucles sensorimotrices. Et même percevoir, pour des théoriciens de cette approche, implique que nous bougions. On s’éloigne donc considérablement de l’idée que toute la cognition se ferait par des manipulations de représentations symboliques. C’était, je l’ai déjà évoqué sur ce blogue, la posture classique de l’approche cognitiviste des années 1970.

Je vous épargne tous les débats qui ont encore cours là-dessus, sinon pour rappeler simplement quelques idées générales associées à ces questions. Par exemple le fait que l’on peut voir dans ce débat effectivement deux cas de figure qui pourraient être au fond les deux pôles d’un continuum allant de la situation sensorimotrice la plus concrète (cueillir une pomme que l’on voit sur une branche) aux situations les plus abstraites (essayer pour moi de rendre tout cela compréhensible et pour vous de le comprendre…). Plusieurs pourront alors admettre que le paradigme énactif explique mieux la première situation et une approche où l’on manipule mentalement des représentations abstraites explique plus aisément la seconde. Et que si l’on oublie l’ancienne façon trop dichotomique de voir les choses, les deux façons de faire pourraient cohabiter d’une certaine façon dans notre cerveau.

Ce qu’il faut rappeler aussi c’est que d’un point de vue développemental, le bébé humain va être la majorité du temps dans des processus sensorimoteurs durant les premières années de sa vie. Ce n’est que progressivement, avec les années, qu’il va pouvoir de plus en plus souvent passer du « online » au « offline », autrement dit de l’interaction directe ici et maintenant avec son environnement à des généralisations de plus en plus abstraites. En d’autres termes, il va apprendre à faire des simulations mentales, à faire de l’imagerie mentale.

Encore une fois, dans l’histoire récente des sciences cognitives, en particulier dans les années 1990 avec les travaux de Lawrence Barsalou, on est passé d’une conception très représentationnelle pour explique la simulation mentale à une conception plus sensorimotrice. Pour le dire comme Barsalou, on est passé de représentations « amodales », c’est-à-dire d’activations symboliques de haut niveau dans le cerveau qui sont complètement détachée des aires sensorimotrices, à une vision des choses beaucoup plus « modale » où la moindre simulation mentale active les cortex primaires et secondaires des différentes modalités sensorielles. Et c’est devenu monnaie courante maintenant, après moult expériences en imagerie cérébrale, de considérer que l’imagerie mentale nécessite l’activation de régions sensorimotrices associées à l’objet simulé mentalement. Imaginer une tasse élève l’activation neuronale des régions prémotrices de la main par exemple, parce qu’une tasse se prend avec la main. Et l’idée du ballon de soccer va être associée à une activation davantage dans les régions motrices associées aux membres inférieurs pour des raisons faciles à comprendre. Ces données s’harmonisent d’ailleurs très bien avec le concept d’affordance dont on a déjà parlé aussi.

Bien sûr, la moindre pensée, la moindre simulation mentale, ne va pas faire varier l’activité nerveuse d’une ou deux régions cérébrale mais de plusieurs régions formant un réseau complexe incluant les nombreuses aires dites associatives de notre cortex. Ces régions sont par essence davantage multimodales (réagissant à de nombreuses modalités sensorielles) et intégratives. Et on peut penser qu’elles seront d’autant plus activées que l’image mentale évoquée sera celle de quelque chose de plus global (par exemple l’idée d’un chien, plutôt que seulement la sensation de son pelage ou son odeur).

C’est avec tout ça en tête qu’on peut comprendre comment l’approche énactive peut rendre compte des souvenirs ou images mentales abstraites : comme des actes et des perceptions sensorimotrices que l’on « ré-énacte » partiellement sans aller jusqu’à l’expression motrice associée. Probablement juste en réactivant les aires sensorielles et motrices associées, et même certaines aires multimodales plus « conceptuelles » (on pense aux « concepts cells » de l’hippocampe, carrefour multimodal s’il en est un). Il devient ainsi possible d’inclure ces « representation-hungry phenomena » dans un cadre énactif et développemental. L’être humain étant le fruit d’une lignée de primates qui a permis l’explosion de la surface du cortex cérébral à un point où nous disposons de vastes territoires neuronaux pour imaginer, se souvenir, simuler, etc. sans même bouger. Mais il est fondamental de se rappeler que si un adulte humain peu aujourd’hui faire ça, c’est qu’il a d’abord structuré ses aires sensorimotrice de façon énactive, en engageant tout son corps concrètement avec son environnement durant tout son développement. Seulement alors pouvons-nous réactiver ces réseaux encodés dans nos circuits neuronaux pour nous amuser à « penser sans bouger » !

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