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lundi, 24 juillet 2023
Journal de bord de notre cerveau à tous les niveaux: l’origine incarnée des mathématiques

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Je continue cette semaine la publication du « journal de bord » de mon livre en y publiant certains encadrés qui n’ont pu, faute d’espace, trouver leur place dans le bouquin. Celui-ci entretenant déjà des rapports étroits avec le site web Le cerveau à tous les niveaux et son blogue grâce à différents renvois, cette conversion ne fait donc qu’étendre une approche déjà présente depuis le début du projet. Je publie donc aujourd’hui un second encadré ainsi retiré du chapitre 9. Il traite de l’origine incarnée des mathématiques, c’est-à-dire comment l’abstraction mathématique croissante a pu se construire à partir de de notre rapport concret au monde et de constructions métaphoriques successives.

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George Lakoff et Rafael Núñez, dans leur ouvrage Where Mathematics Comes From: How the Embodied Mind Brings Mathematics into Being, publié en 2000, proposent que les concepts mathématiques se développent à partir de nos interactions avec le monde physique grâce à des capacités cognitives humaines fondamentales comme la métaphore et la généralisation.

C’est à partir de ces facultés universelles que l’on construirait ce langage particulier que sont les mathématiques, dans le sens où c’est un système conceptuel précis, cohérent, stable et universel à travers le temps et les cultures. Un ensemble de concepts permettant de décrire, d’expliquer et de prédire des phénomènes de la vie de tous les jours et des différentes disciplines scientifiques.

Le fait qu’on puisse par exemple collectionner et construire des objets, utiliser un bâton pour les mesurer ou simplement se déplacer le long d’un trajet seraient des processus de base qui nous ont permis d’élaborer l’arithmétique à partir d’autres capacités innées chez les jeunes enfants.

Autrement dit, on aurait un ensemble de connaissances que certains, comme Stanislas Dehaene, ont qualifié d’« intuition numérique » ou de « sens des nombres ». Ou encore, selon la formule d’Elizabeth Spelke, l’arithmétique élémentaire semble faire partie du « noyau de connaissances » de l’espèce humaine, une sorte de « innate toolkit for learning », comme on dit aussi en anglais. Des circuits cérébraux particuliers nous permettraient donc, dès le berceau, de faire une rapide évaluation du nombre d’objets présents devant nous quand leur nombre ne dépasse pas 4 ou 5. Et même de les additionner et de les soustraire, comme le démontre la surprise de nourrissons devant une situation impossible où ils découvrent trois jouets alors qu’il n’y en avait que deux au départ.

Pour Lakoff et Núñez, l’abstraction mathématique croissante pourra ensuite se construire à partir de ces opérations élémentaire grâce à de nombreuses constructions métaphoriques. C’est l’exemple classique du fait qu’on vit dans un monde concret en trois dimensions, mais qu’on peut, par analogie, étendre le monde mathématique à des espaces abstraits à plus que trois dimensions !

D’où la tentation toujours très forte pour un mathématicien d’être platonicien, c’est-à-dire de croire que les nombres existent dans un espace idéalisé, désincarné. Entre autres à cause de leur cohérence interne, qui permet d’avoir des vérités absolues, ce qu’on n’a jamais dans les autres sciences, où il faut toujours faire des mesures, et donc être limité à un certain degré de certitude.

Mais on n’a pas à succomber à cette tentation, soutiennent Lakoff et Núñez si l’on garde à l’esprit notre propensions à passer facilement du online au offline. Autrement dit, les capacités d’abstraction des vastes cortex associatifs du cerveau humain. Par conséquent, Lakoff et Núñez pensent que tout ce qu’on pourra jamais connaître, ce sont les « mathématiques humaines », celles qui émanent du corps-cerveau humain.

Quant à savoir s’il existe des réalités mathématiques transcendantes et indépendantes de la pensée humaine, la question ne fait pas plus de sens pour eux que si on demandait s’il peut exister des couleurs transcendant la pensée humaine. La couleur, comme Varela et d’autres l’ont bien montré, est quelque chose qui émerge de la rencontre entre un système nerveux particulier et des longueurs d’onde électromagnétiques données. De même les maths émergent de notre rapport au monde, de la rencontre entre notre corps-cerveau motivé à comprendre ce monde et ce que nos sens, étendus par nos outils, nous permettent de percevoir de ce monde.

Et donc pour enseigner ce genre de notions abstraites comme celles des maths, on gagne toujours à les raccrocher à des expériences sensorimotrices de l’élève, à des gestes ou des manipulations concrètes dans l’espace, voire sur le terrain. Parce qu’on sait que si on entraîne les enfants à se construire une bonne représentation de l’espace, ils font souvent des progrès en géométrie, par exemple.

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Et si je peux me permettre d’élargir un peu cette présentation évidemment très sommaire du vaste champ de l’étude des fondements cognitifs des mathématiques, je dirais que ce qui est fascinant avec le langage mathématique, c’est qu’il demeure efficace au-delà de notre expérience immédiate du monde, et qu’il peut aussi s’appliquer dans les grands espaces intergalactiques ou dans l’infiniment petit quantique. Ainsi, avec un certain niveau de complexité conceptuelle, on constate que des expressions mathématiques peuvent rendre compte assez précisément de certains phénomènes observés en physiques, en astrophysique ou en physique des particules.

Les mathématiciens ont réfléchi par exemple aux grandes catégories, à tous les nombres ou à toutes les formes géométriques possibles. Et ça, ça s’est avéré parfait pour la physique quantique parce que ces phénomènes ne concernent pas qu’une seule trajectoire pour une particule élémentaire, mais toutes les trajectoires possibles à la fois, avec certaines probabilités pour chaque trajectoire.

Et même, des travaux en physique ou en chimie viennent en retour inspirer des domaines des mathématiques, comme la théorie des nœuds, qui fut un outil pour tenter de classifier les éléments chimiques, et qui est aujourd’hui utilisée dans une branche des mathématiques qu’on appelle la topologie.  Le réel continue donc de nous inspirer des mathématiques, même quand il est très petit et complexe.

Mais il faut aussi faire attention à l’abstraction mathématique, pensent certains physiciens, car elle peut nous absorber comme un trou noir ! Dans le sens où la création de nouvelles formes mathématiques abstraites n’a pas de limites, à part celle du cerveau humain et de ses milliers de milliards de connexions, et qu’il est donc facile de s’y perdre.

Sans parler de la beauté ou de la perfection des objets mathématiques qui font parfois que les mathématiciens voient un peu les physiciens comme des « plombiers aux mains sales » qui se battent avec des objets réels et souvent bien imparfaits ! Imparfaits mais aussi splendides et riches de toute une dérive évolutive, répondrait le biologiste pour les êtres vivants…

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