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lundi, 21 septembre 2020
Deux illusions d’optique revisitées à la lumière du cerveau prédictif

Je suis retombé récemment sur la petite expérience qui permet de mettre en évidence notre point aveugle. À cet endroit de notre rétine dans notre globe oculaire, il n’y a pas de photorécepteurs parce que les axones des cellules ganglionnaires le traversent pour former le nerf optique. Par conséquent, il y a forcément un point de notre champ visuel qui ne s’imprime pas sur notre rétine et donc on ne devrait rien voir à cet endroit. Pourtant, on n’a pas l’impression d’être aveugle à aucun endroit de notre champ visuel. Comment cela se fait-il ? Retour sur cette illusion et sur une autre très familière à la lumière du « cerveau prédictif ».

L’approche du « cerveau prédictif » (« predictive processing », en anglais), est cette idée de plus en plus répandue en science cognitive depuis une dizaine d’années qui retourne la perspective classique d’un cerveau qui attend de recevoir des inputs pour les traiter et pour éventuellement produire des outputs. Cette conception passive du cerveau, héritée de la triste métaphore avec l’ordinateur, est remplacée par celle d’un organe proactif qui fait constamment des prédictions sur son environnement et ce qui risque de s’y passer, pour ainsi y agir de façon plus efficace.

Pour en revenir au phénomène du point aveugle, si on ne le remarque pas, ce n’est pas tant parce que notre cerveau nous rend « aveugle », justement, à la cécité qui nous affecte à cet endroit. Il semble que ce soit plutôt parce qu’il projette sur le point aveugle ce qui, selon son expérience du monde emmagasiné dans sa mémoire, a le plus de chance de se trouver à cet endroit. Et quand on regarde un point noir sur une feuille blanche et qu’il disparait lorsqu’il arrive vis-à-vis notre point aveugle, c’est que notre cerveau projette à cet endroit simplement la couleur blanche de la feuille, c’est-à-dire le background qui est présent dans les environs de ce point.

Pour faire le test du point aveugle, fermer l’oeil droit et fixer la croix avec l’oeil gauche. Avancez-vous ou reculez-vous de l’image jusqu’à ce que le point disparaisse ou que la ligne apparaisse comme continue.

Ainsi, la version avec la ligne interrompue de l’expérience du point aveugle (voir ci-dessus) relève de la pure magie sans cette compréhension de la nature prédictive de notre cerveau. Quand l’interruption de la ligne arrive exactement sur notre point aveugle, on perçoit tout à coup la ligne sans interruption aucune ! Ce n’est donc plus le background que notre cerveau projette à ce moment-là sur le point aveugle, mais bien un petit bout de ligne parce qu’entre les deux grands bouts de ligne c’est ce qui est le plus probable de se trouver là !

Il est facile de s’imaginer les avantages évolutifs d’une telle façon de fonctionner du cerveau. La plupart des signaux qui nous parviennent du monde ont un certain degré d’ambiguïté. Sans cette capacité de projection de notre cerveau sur le monde à partir de nos expériences passées, il nous faudrait attendre par exemple que la forme féline dans les hautes herbes devant nous en sorte pour reconnaître alors que c’est un tigre. Il serait alors sans doute trop tard pour fuir, et les animaux qui fonctionnaient comme ça n’ont pas laissé beaucoup de descendants…

Une autre illusion qui met en lumière ce caractère projectif de notre cerveau est l’illusion bien connue de la lune qu’on voit plus grosse lorsqu’elle est à l’horizon que bien haut dans le ciel. Alors que ce n’est pas du tout le cas, la photo en haut de ce billet, prise par le photographe Shay Stephens, nous en apportant une preuve parmi d’autres (une prise d’image toutes les 150 s sauf pour la dernière où le temps de pose a été augmenté pour prendre le panorama de la ville de Seattle, USA).

À cause des contraintes de temps évoquées la semaine dernière, je vous renvoie à l’encadré de cette page de mon site où j’avais évoqué en termes psychologiques une explication de cette illusion qui a fait couler beaucoup d’encre (voir par exemple ici pour différentes tentatives d’explication). J’écrivais donc en 2004 :

« Il semble donc que notre appareil visuel a été modelé par l’évolution à partir de cette réalité et que nous sommes dépourvus quand vient le temps d’interpréter un objet si éloigné comme la lune qui occupe la même surface rétinienne qu’elle soit près ou loin de l’horizon. Notre cerveau interprèterait donc la lune comme étant plus grosse parce qu’il se dit que si son image ne devient pas plus petite à l’horizon, c’est que cet objet doit être vraiment très gros. Et il nous la fait percevoir en conséquence… »

Le fait est qu’en relisant cet exemple d’explication que j’avais rédigé il y a plus de quinze ans (donc avant le changement de paradigme vers le cerveau prédictif), je me rends compte que la formulation était déjà celle d’un cerveau qui projette ses a priori sur le monde. On le voyait cependant sans doute à l’époque comme une curiosité ou un phénomène un peu marginal, alors que l’on pense de plus en plus aujourd’hui qu’il s’agirait, au contraire, de la manière de fonctionner « par défaut » de notre cerveau.

Le bricolage de l'évolution | Comments Closed


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