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lundi, 7 octobre 2013
Trahir sa raison plutôt que son groupe d’appartenance

Dan Kahan travaille sur l’influence des normes sociales sur les individus. Dans un article publié récemment avec des collègues, il soutient que le sentiment d’appartenance d’une personne à un groupe prend le dessus sur la raison lorsque des données dont il dispose entrent en conflits avec les valeurs mises de l’avant par ce groupe. Comment en est-il arrivé à cette conclusion plutôt décourageante pour tous ceux et celles qui misent sur l’éducation et les connaissances en général pour améliorer l’exercice démocratique ?

Nos systèmes dits démocratiques sont en effet construits sur l’idée que si des individus sont bien informés des enjeux qui les concernent, ils devraient alors prendre les meilleures décisions pour eux-mêmes et pour la collectivité. Malheureusement, on sait tous que ce n’est pas tout à fait comme cela que ça se passe. Élections après élections, les faits semblent avoir inévitablement moins de poids dans les débats que les tirades émotives sur l’appartenance idéologique à un parti.

La population se laisse d’autant plus facilement tromper par les politiciens vendus à des intérêts privés que la culture scienfifique de base permettant de comprendre bien des données leur fait souvent défaut. À cela s’ajoute un biais cognitif de mieux en mieux connu, celui qui, devant des informations conflictuelles, nous fait nous tourner d’abord vers des heuristiques simples et automatiques (le « gut feeling », en anglais) plutôt que vers des raisonnements plus rationnels mais souvent plus laborieux. C’est le fameux « système 1 » des philosophes cognitifs qui aurait préséance sur le « système 2 » lorsqu’on est devant une décision difficile.

Dans le cas de l’expérience de Kahan, la décision difficile devait être prise suite à l’interprétation d’un tableau comportant des chiffres sur l’efficacité d’une crème pour la peau. Les sujets devaient faire une inférence causale à partir de ces données empiriques pour se prononcer sur l’efficacité de la crème. Sans surprise, les sujets qui avaient préalablement été évalués comme ayant de bonnes dispositions à manipuler des données quantitatives ont obtenu les meilleurs résultats. Les mêmes données ont ensuite été présentées comme les résultats d’une étude sur l’interdiction des armes à feu. Les résultats, sans trop de surprise encore, étaient alors plus polarisés et influencés par les allégeances politiques des sujets, en plus d’être moins exacts dans l’ensemble.

Mais contrairement aux prédictions du modèle voulant que plus une personne a de compétences pour manipuler des données, moins elle est sujette aux interférences de toutes sortes, les sujets les plus habiles pour manipuler les chiffres étaient non seulement eux aussi influencés par leur groupe d’appartenance, mais faisaient même souvent davantage d’erreurs ! La même chose, au fond, que ce que l’on observe lorsque des gens compétents se servent de leurs connaissances pour fournir une explication aux données compatible avec la position défendue par l’idéologie de leur groupe.

Kahan et ses collègues interprètent ces résultats étonnants comme un exemple de l’influence sous-estimée sur notre cognition des valeurs morales partagées par un groupe, et en particulier le sentiment de loyauté envers ces valeurs. Ils notent toutefois que ce biais cognitif apparaît surtout lorqu’un débat est à même de générer des positions emblématiques pour les groupes sociaux en question. On pense bien sûr à l’exemple qu’ils ont choisi sur le contrôle des armes à feu aux États-Unis. Mais aussi à la question du réchauffement climatique et autres menaces environnementales qui ont tendance à être officiellement minimisées par les forces sociales les plus conservatrices au pouvoir dans plusieurs pays, dont le Canada.

De quoi faire manifester les scienfiques, qui n’en ont pourtant pas l’habitude (voir le troisième lien ci-bas), pour l’importance de pouvoir prendre nos décisions politiques en s’appuyant sur les faits et non sur l’idéologie d’un groupe. C’est déjà assez difficile pour un cerveau humain de garder un esprit critique indépendant de son groupe d’appartenance, si on réduit sciemment l’accès aux connaissances disponibles, on n’est pas sorti du bois…*

( * loin de moi l’idée de faire un lien entre les coupures de financement de ce site qui nous forcent à maintenir son accessibilité quasi bénévolement et la réalité que l’on vient de décrire. N’empêche, si l’on ne peut, comme bien souvent en science, prouver ici une causalité au sens stricte, on a à tout le moins une belle corrélation…)

i_lien Scientists’ depressing new discovery about the brain
a_lien Motivated Numeracy and Enlightened Self-Government
i_lien Des scientifiques manifestent à Ottawa

Non classé | 1 commentaire


Un commentaire à “Trahir sa raison plutôt que son groupe d’appartenance”

  1. Mario dit :

    Lundi le 7 octobre, possiblement pendant que vous avez publié cet article, j’étais en discussion avec des activistes d’un comité citoyen. Nous discutions de l’absurdité de l’allégeance enthousiaste et surréaliste à la Coalition Marcel Côté toute équipée, dont font preuve les membres les plus à gauche du spectre de Vision montréal, depuis leur fusion.
    Nous avions entendu une ancienne présidente d’un comité de logement, maintenant candidate au conseil municipal de la coalition, faire l’éloge de son cheuf auquel elle s’était d’ailleurs opposée avec énergie au sujet de sa promotion d’une gouvernance corporatiste par le passé.

    Je fais suivre l’article pour poursuivre la discussion.