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lundi, 28 mars 2022
Journal de bord de Notre cerveau à tous les niveaux : De la « poussière d’étoile » à la vie, de l’émergence partout

Dans la foulée du 20e anniversaire du Cerveau à tous les niveaux, j’ai commencé dans ce blogue le 17 janvier dernier un « journal de bord » d’un livre sur le cerveau et les comportements humains que j’ai écrit durant la pandémie. Étant encore pour un an en relecture et réécriture, j’ai pensé consigner ici quelques réflexions sur mon travail après chaque chapitre révisé. Et donc après le chapitre 1 qui portait sur le « connais-toi toi-même » de Socrate à l’heure des sciences cognitives, j’arrive au chapitre 2 qui relate l’évolution cosmique, puis chimique, puis biologique qui a mené jusqu’à nous. Rien que ça ! 😉

Par exemple, je me bats depuis plusieurs jours avec la notion de « propriétés émergentes ». Un concept fondamental pour expliquer la croissance de la complexité et le passage d’un niveau d’organisation à un autre. Ma relecture m’a ainsi permis de me rendre compte que je passais beaucoup trop vite sur cette idée qui sous-tend finalement toute la démarche du livre. Parce qu’elle permet de comprendre les propriétés inusitées que peuvent avoir des systèmes complexes, et a fortiori le « mind » qui surgit du plus complexe des systèmes complexes, le « cerveau-corps-environnement ».

Voilà pourquoi j’ai décidé pour ce chapitre de vous partager des extraits de ces passages sur l’émergence qui sont encore en « work-in-progress ». Curieusement, je me rends compte que je l’ai un peu écrit pour l’instant comme si j’étais encore en train d’essayer de me l’expliquer à moi-même…

* * *

Tout part donc de ce constat qu’il y a eu, durant l’évolution, apparition de niveaux d’organisation de plus en plus complexes.  Des atomes s’assemblent en molécules, puis des molécules forment des réseaux biochimiques qui s’autorégulent, se reconstruisent et se réparent pour former des cellules vivantes. Ces cellules vont finir par évoluer en organismes multicellulaires, en devenant des systèmes inclus dans de plus grands systèmes, par exemple les différents organes, eux-mêmes inclus dans des systèmes encore plus grands, digestif, hormonal ou nerveux par exemple, et ainsi de suite jusqu’à l’organisme entier, et même ensuite jusqu’aux groupes sociaux les plus larges.

Le nombre des niveaux d’organisation n’est pas quelque chose d’absolu et varie au gré des auteurs, du phénomène central observé ou du degré de finesse du modèle employé. Si j’en ai retenu cinq dans mon site, d’autres en ont décliné beaucoup plus. George Engel, par exemple, en identifiait une bonne quinzaine. Et il prônait déjà pour la psychiatrie, dans un article publié en 1977 devenu un classique, une approche bio-psycho-sociale en psychiatrie qui tenait compte de tous les niveaux d’organisation sous et sus-jacent à l’individu. Et en 1980, il en venait à la conclusion que c’est la médecine au grand complet qui devrait prendre en compte non seulement les aspects biologiques reliés à la condition du patient, mais également les facteurs psychologiques et sociaux. Comment un patient et ses proches réagissent à telle condition médicale ou comment celle-ci est considérée dans sa communauté ou sa culture plus large doit aussi être considéré pour prendre les meilleures décisions pour le patient.

Le concept de niveaux multiples organisés hiérarchiquement, c’est-à-dire s’englobant les uns les autres, est plus que jamais mis de l’avant dans les modèles théoriques les plus récents en sciences cognitives. Comme celui de Jean-Pierre Changeux proposé en 2017. Ou celui de Paul Badcock, Karl Friston et Maxwell Ramstead, le « Hierarchically Mechanistic Mind » publié en 2019 et qui propose un grand cadre théorique pour comprendre ni plus ni moins que l’ensemble des phénomènes vivants et sociaux !

Un phénomène fondamental inhérent aux niveaux d’organisation est que chacun acquiert, par rapport aux niveaux inférieurs, des propriétés différentes qui sont plus que la simple somme de ses parties. Des propriétés qu’on peut qualifier « d’émergentes ». Bon, je ne vais pas m’attarder sur les origines du concept d’émergence, même s’il y en aurait long à dire.

Juste peut-être mentionner que l’idée remonte au moins au philosophe anglais Georges Henry Lewes qui parlait dès 1875 d’entités émergentes qui peuvent être le résultat de l’action d’entités plus fondamentales et qui peuvent être nouvelles et irréductibles par rapport à elles. Par la suite, l’idée d’émergence a émergé régulièrement au cours du XXe siècle, si vous me permettez le jeu de mot facile.

Je rappellerai simplement que l’idée d’émergence a aussi été mise de l’avant par les cybernéticiens des années 60 avec Heinz Von Foerster et d’autres qui vont d’ailleurs influencer Francisco Varela. Et puis il y a Henri Atlan, un pionnier des théories de la complexité et de l’auto-organisation dans les années 1970, qui va beaucoup s’intéresser aux phénomènes émergents.

Tout ça pour dire que c’est grâce aux phénomènes d’émergence que des niveaux d’organisation de plus en plus complexes ont pu se développer dans l’univers. Ces phénomènes seront d’autant plus probables que le système est complexe, c’est-à-dire qu’il comporte énormément d’éléments reliés. Et que le hasard vient offrir à ces éléments beaucoup de possibilités d’association et de réorganisation à partir des forces présentes à leurs niveaux. Ce qu’il faut voir, en premier lieu, c’est donc que l’émergence est le fruit de l’auto-organisation. Et ça ne suppose aucune intervention mystérieuse. Seulement des forces déjà présentes, de la complexité et du hasard ! C’est important de rappeler ça constamment, que cette croissance de complexité ne correspond à aucune finalité.

Ça, je sais, c’est dur à digérer pour bien des gens. Mais pour moi c’est ce qui donne toute sa beauté précaire à l’affaire. Que seules les organisations suffisamment stables vont pouvoir se maintenir en vie. Que celles qui ne le sont pas assez vont éventuellement disparaître. Et qu’avec le temps, beaucoup de temps, la sélection naturelle va sélectionner des systèmes stables, viables, de plus en plus complexes.

Il faut noter aussi que les niveaux les plus simples comme le niveau physique demeure présent partout, même si sous certaines conditions se forme le niveau chimique, puis le niveau biologique. L’univers a donc nécessairement une dimension historique, évolutive, les niveaux le plus complexes ne pouvant émerger que d’un niveau moins complexe sous-jacent.

Et tout ça amène aussi une vision du vivant non seulement évolutive mais aussi contingente. Parce que pour que l’émergence soit possible à partir de l’auto-organisation, il faut certaines conditions soient réunies. Et ces conditions vont exister à certains moments de l’histoire de l’Univers, dans certaines parties de celui-ci. Et ça veut dire aussi qu’un niveau de complexité, une fois qu’il a émergé, n’est pas nécessairement immuable. Le biologique a par exemple émergé du biochimique sur certaines planètes comme la nôtre, mais pourrait très bien disparaître si ces conditions qui lui permettent d’exister disparaissent aussi.

Et ça, ça nous rappelle que la vie est bien fragile. Celle d’un être humain, ça on le sait. Mais même la vie en général sur notre planète. Parce qu’au début, comme je le résume dans ce chapitre, il y avait sur la Terre que de p’tites molécules. Ce n’est que plus tard, à travers le phénomène d’émergence, des niveaux plus complexes sont apparus. Et ce qu’il faut souligner aussi c’est que ces nouveaux niveaux plus complexes vont exister tout autant que le niveau le plus simple, celui des particules subatomiques.

L’émergentisme s’oppose donc à une vision strictement réductionniste matérialiste qui voudrait ramener tout le réel à une unique substance matérielle. Et donc que tout serait explicable en dernier ressort par la physique. On peut comprendre ce pari, mais il ne va pas dans le sens de ce qu’on observe avec la complexification croissante des niveaux du vivant qui, comme on l’a vu, ont leur mode d’organisation propres.

Rejeter la posture réductionniste classique, ça ne remet pas non plus en question l’universalité des lois dans l’Univers, mais ça suppose qu’il peut exister plusieurs types de lois. Quand on pense, par exemple, à tous les phénomènes étranges décrits par la physique quantique, on voit tout de suite que le monde à notre échelle ne suit pas les mêmes règles que celui de l’infiniment petit. Et donc qu’il existe une autonomie partielle de chaque niveau qui permet de le considérer et de l’étudier pour ce qu’il est, avec les outils et les méthodes d’une discipline qui lui est propre. George Engel disait déjà, dans les années 1970, que chaque niveau d’organisation requiert ses propres méthodes, ses propres questions de recherche et ses propres explications.

En plus, les connaissances actuelles en physique de l’infiniment petit nous apprennent que les neutrons et les protons de l’atome sont eux-mêmes formés de différents quarks, donc qu’il y a un niveau d’organisation subatomique qu’on théorise de différentes façons. Les propriétés émergentes évitent donc de se perdre dans l’entreprise réductionniste où tout doit, en bout de ligne, s’expliquer par les propriétés fondamentales de ces entités subatomiques, sur lesquelles on ne s’entend même pas de toute façon. À la place, chaque niveau a ses lois propres qui ont autant d’importance que celles des niveaux sous-jacents.

Pris dans leur ensemble, les niveaux d’organisation et les phénomènes émergents qui les rendent possibles débouchent sur une conception qu’on pourrait qualifier de pluraliste de l’Univers. Parce que plusieurs formes d’existence deviennent possibles selon le degré de complexité des systèmes observés. Et qu’il faut plusieurs disciplines scientifiques irréductibles les unes aux autres pour les étudier. Autrement dit, que le phénomène d’émergence permet la formation d’entités complexes dans l’Univers qui constituent autant de « régions différentes » ou « formes d’existence » qualifiées de physiques, chimiques, biologiques, cognitives ou sociales. Par exemple, la région ou le niveau atomique va être étudiée par la physique, le niveau moléculaire par la chimie, etc.

Encore une précision importante ici : les différents niveaux d’un système complexe, ne sont pas simplement superposés ou emboîté comme des poupées russes, mais intimement imbriqués les uns dans les autres. Ça veut dire que les lois physiques ne sont pas remplacées par des lois biologiques ou autres. Elles continuent de s’appliquer au niveau atomique, mais d’autres lois viennent s’ajouter. Des lois spécifiques au domaine considéré qui ne sont pas dérivable de celles des niveaux inférieurs, mais parfaitement compatibles avec elles.

Si vous me laissez une dernière chance de me dépêtrer dans ces concepts pas faciles, je prendrais l’exemple du renouvellement de nos cellules. Les processus biochimiques locaux dans la cellule qui leur permettent de se renouveler conservent un certain degré d’autonomie, mais ils sont aussi contraints par le système global dans lequel ces processus ont lieu. Par exemple ici, le renouvellement de nos cellules a besoin de l’oxygène qui leur parvient des globules rouges du sang dont la circulation dépend des systèmes cardiovasculaire et respiratoire, qui eux-mêmes dépendent de systèmes musculaires, etc. Cette interdépendance des systèmes avec de nombreuses boucles de rétroaction entre les niveaux empêche dans les faits toute séparation ou toute stratification en différents niveaux d’organisation clairs et distincts. Ce qui compte comme une partie ou un tout est vraiment relatif au type de question que l’on se pose à propos d’un système complexe et des catégorisations qui vont nous être utile pour tenter d’y répondre. Et ça, ça nous ramène à tout ce qu’on va parler dans le chapitre 1.

Et à la façon de voir les choses d’un philosophe qui s’est beaucoup intéressé aux propriétés émergentes dans les années 1990, Paul Humphreys, et qui les explique en terme de « fusion » de composantes plus élémentaire. Dans le sens où ces parties deviennent tout simplement la nouvelle entité émergente et ne peuvent même plus être considérées comme des parties.  Comme lorsqu’on fait par exemple un gâteau avec de la farine, des œufs, du beurre, du sucre, etc. À la fin, on ne peut plus discerner ces différents ingrédients, on a juste un gâteau qui est autre chose. Une raison de plus pour rejeter la métaphore des poupées russes où les différents niveaux d’organisation supérieur, les plus grosses poupées, demeurent intacts si on enlève quelques petites poupées à l’intérieur des grosses. Ce qui n’est pas du tout le cas des systèmes auto-organisés dans le monde réel où les parties fusionnent, pour ainsi dire, avec le tout de manière inextricable.

Une autre façon de le formuler est de dire que le tout va contraindre les processus plus locaux qui permettent son émergence. Ce nouvel ordre va ouvrir certaines possibilités et en fermer d’autres par rapport à celles qu’avaient les parties isolées avant de constituer le tout. En anglais on dit qu’une configuration émergente particulière « enslave » les comportements possibles de ses constituants, les restreint en quelque sorte.

Cette idée-là va être super importante pour la suite des choses dans le livre. Pour comprendre l’influence que vont avoir entre eux tous les niveaux d’organisation de notre cerveau qui vont permettre l’émergence de cette chose particulière qu’on appelle le « mind ». En particulier, on va devoir considérer un niveau encore plus englobant qui va être celui des interactions continuelles que l’on a avec notre environnement, avec ce qu’on va appeler « notre monde », comme on va le voir plus tard…

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