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lundi, 28 octobre 2019
L’hominisation et ses nombreuses causes entrelacées

La deuxième séance du cours  «Notre cerveau à tous les niveaux» que j’ai le plaisir de donner en collaboration avec l’UPop Montréal aura lieu ce mercredi 30 octobre à 19h au café Les Oubliettes. Intitulé « De la «poussière d’étoile» à la vie : ces bizarreries qui font qu’on est ici aujourd’hui », j’en ai déjà donné un aperçu général ici la semaine dernière. Comme je l’avais expliqué dans le billet qui présentait ce projet, je voudrais cette semaine m’attarder sur un point plus spécifique du cours, le long processus d’hominisation qui nous a permis de devenir si différents des autres primates. C’est la question que j’aborderai après la pause mercredi, donc après la première heure durant laquelle nous aurons parcouru environ 13 milliards d’années d’évolution cosmique, chimique, et biologique pour aller de la poussière d’étoile jusqu’à l’émergence des systèmes nerveux chez les multicellulaires !

Après, donc, avoir survolé ce qui a rendu possible les cerveaux souvent étranges des autres animaux à la base de la sensibilité et de la cognition animale, nous essaierons de voir ce qui distingue un peu le nôtre de celui des autres primates. Nous constaterons que, pour une taille corporelle comparable, notre cerveau est trois fois plus volumineux que celui de notre plus proche cousin le chimpanzé. Ce volume supplémentaire, nous verrons que c’est surtout l’expansion des aires dites associatives du cortex qui en sont responsables (et non les aires sensorimotrices). C’est-à-dire ces vastes régions de nos lobes temporaux, pariétaux et frontaux où des neurones se connectent à d’autres neurones, qui à leur tour se connectent à d’autres neurones, etc., sans qu’ils aient accès directement au monde extérieur. Il s’est ainsi créé dans le cerveau humain tout un espace pour faire du « offline », des simulations mentales, bref de la pensée abstraite (par opposition au « online » qui correspond à l’action directe et immédiate sur le monde).

Ceci va certes nous aider à comprendre bien des aspects de nos comportements que nous avons non pas inventé (on sait aujourd’hui que bien d’autres espèces animales ont des cultures, des outils, font de la politique, etc.), mais magnifié et complexifié comme seul l’humain sait le faire. Mais la question devient alors de comprendre quelles sont les pressions sélectives qui ont pu favoriser dans notre lignée un tel développement cérébral. C’est le vaste domaine de la paléoanthropologie et, pour le dire vite mais assez justement, ce n’est pas simple…

Pour comprendre cette évolution très particulière de notre espèce il faut se rappeler que le corps et le cerveau ont évolué ensemble. Et donc on n’a pas le choix de prendre en compte les deux en même temps pour comprendre le fait humain (la séance #8 de ce cours examinera ces liens intimes qui unissent corps et cerveau, comme je l’ai déjà fait ailleurs). Et l’un des événements qui a amené beaucoup de changements morphologiques durant l’hominisation est sans contredit la station debout, c’est-à-dire l’avènement de la bipédie.

Les traces les plus lointaines et certaines de nos ancêtres qui marchaient debout remontent aux empreintes du site de Laetoli découvert en 1977 en Tanzanie. Attribuée probablement à Australopithecus afarensis, elles ont été conservées dans de la cendre volcanique durcie il y a 3,66 millions d’années. Mais même avant, on pense par exemple qu’Ardipithecus ramidus, qui vivait en Afrique de l’Est il y a 4,4 millions d’années, pouvait probablement marcher debout mais seulement sur de courtes distances.

La bipédie va donner lieu à différents phénomènes qui vont exercer une pression sélective vers de plus gros cerveaux. On pense par exemple à la libération des mains qui va rendre possible la fabrication d’outils il y a plus de 3,3 millions d’années. La confection de ceux-ci nécessitant précision motrice, mémoire et planification, on voit bien comment des individus avec plus de neurones, donc des capacités computationnelles accrues, vont mieux performer dans cette tâche et, possiblement, mieux survivre.

La station debout va aussi permettre la descente du larynx qui à son tour va permettre la modulation de l’air expiré et rendre possible le « miracle » de la voix articulée. Le langage, en permettant une meilleure coordination des actions (on pense à la chasse ou à l’organisation d’un campement), et plus tard des idées, va s’avérer lui aussi grandement adaptatif et favorisé par un plus gros cerveau.

Mais là où les effets de la bipédie vont s’avérer peut-être les plus profonds, c’est en modifiant la forme du bassin de sorte que le bébé humain avec ce gros cerveau va avoir de la difficulté à passer dans le canal pelvien lors de l’accouchement. Par conséquent, la sélection naturelle a favorisé les petits humains prématurés avec un cerveau moins gros, facilitant ainsi le passage. Résultat : le bébé humain naît à un stade relativement inachevé de son développement. Il est de loin le moins précoce de tous les primates (on parle de « néoténie » pour caractériser cet état).

À la naissance, le cerveau humain ne représente que 25 % du volume qu’il atteindra à l’âge adulte. Chez le chimpanzé nouveau-né, cette proportion est de 40 %. Pour atteindre ce même niveau, la grossesse humaine devrait durer 16 mois ! Cela veut dire que de nombreuses étapes du développement cognitif du bébé se déroulent ex utero dans un contexte social riche. Cette période prolongée de dépendance juvénile chez l’humain va amener, mine de rien, des conséquences en cascade pouvant contribuer à expliquer la spécificité de notre espèce.

Prenons par exemple le fait qu’élever un enfant humain est beaucoup plus coûteux sur le plan biologique qu’élever un petit primate. Une mère humaine prend soin de sa progéniture jusque tard dans l’adolescence et il arrive souvent qu’elle élève plusieurs enfants dépendants simultanément. Cet approvisionnement des enfants, passé l’âge du sevrage, n’existe pas chez les autres primates où les soins maternels constituent donc une activité essentiellement séquentielle dans la vie des mères primates. C’est pourquoi la contribution du père aux soins parentaux chez l’humain va ainsi devenir déterminante.

C’est le genre de différences pas évidentes à saisir si on ne connaît pas le mode de vie des autres primates. Mais cette connaissance de la primatologie peut grandement nous aider à mieux comprendre notre spécificité humaine. Les travaux de l’anthropologue et primatologue montréalais Bernard Chapais, dont on peut lire une synthèse remarquable dans ses livres Primeval Kinship (2008) et  Liens de sang (2015), rappellent l’importance de la coopération parentale dans l’évolution humaine. Cela va entraîner la formation d’un couple monogame stable durant plusieurs années chez l’humain, chose qui nous apparaît d’une banale évidence mais qui nous distingue complètement de nos plus proches cousins (chimpanzés et bonobos).

Ce phénomène nouveau va en amener un autre d’une grande importance : la reconnaissance étendue de la parenté, unique à chez l’espèce humaine. Car cela n’est pas le cas chez les autres primates (les chimpanzés par exemple où la promiscuité sexuelle fait en sorte que les petits, élevés par leur mère, ne savent pas qui est leur père). À cela va s’ajouter le phénomène de l’évitement de l’inceste (déjà présents chez les autres primates) mais qui, dans les groupes humains formés de couples monogames apparentés, va amener l’exogamie reproductive, i.e. un individu quitte son groupe pour aller vivre et se reproduire dans un autre.

Et l’exogamie reproductive va amener un processus de pacification et d’alliances entre les groupes (unique aux sociétés humaines): une femelle du groupe A qui s’en va dans le groupe B demeure à la fois liée à ses parents restés dans le groupe A et à son mari du groupe B (et par conséquent à la famille de son mari dans le groupe B). Autrement dit les humains, reconnaissant des liens de parenté dans l’autre groupe, vont être plus enclins à négocier qu’à s’agresser immédiatement, bref à faire des alliances et de la politique. Tout cela menant, on le voit, à l’organisation sociale complexe des sociétés humaines, elles-mêmes sources de pressions sélectives pour de plus gros cerveaux capables d’en comprendre et d’en manipuler les règles !

Voilà donc un survol bien partiel de quelques-unes des nombreuses causes entrelacées de l’hominisation que nous aborderons mercredi soir prochain.

De la pensée au langage | Comments Closed


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