Après nous avoir appuyés pendant plus de dix ans, des resserrements budgétaires ont forcé l'INSMT à interrompre le financement du Cerveau à tous les niveaux le 31 mars 2013.

Malgré tous nos efforts (et malgré la reconnaissance de notre travail par les organismes approchés), nous ne sommes pas parvenus à trouver de nouvelles sources de financement. Nous nous voyons contraints de nous en remettre aux dons de nos lecteurs et lectrices pour continuer de mettre à jour et d'alimenter en contenu le blogue et le site.

Soyez assurés que nous faisons le maximum pour poursuivre notre mission de vulgarisation des neurosciences dans l'esprit premier d'internet, c'est-à-dire dans un souci de partage de l'information, gratuit et sans publicité.

En vous remerciant chaleureusement de votre soutien, qu'il soit moral ou monétaire,

Bruno Dubuc, Patrick Robert, Denis Paquet et Al Daigen






lundi, 7 novembre 2016
« La cognition incarnée », séance 9 : Le débat sur la spécialisation fonctionnelle du cerveau (ou comment sortir de la phrénologie)

Comme à chaque lundi de cet automne, voici un bref aperçu de la prochaine séance du cours sur la cognition incarnée que je donnerai mercredi prochain à 18h au local A-1745 de l’UQAM.  [les présentations en format pdf sont disponibles ici]

Comme l’indique le plan du cours, après avoir fait une brève incursion du côté des circuits cérébraux du langage la dernière fois, on va questionner cette semaine la notion même de région cérébrale spécialisée. Et on va le faire à l’aide d’un ouvrage bien précis, le très stimulant « After Phrenology: Neural Reuse and the Interactive Brain » publié en 2014 par Michael L. Anderson.

Comme je l’ai mentionné quand j’ai présenté ce livre pour la première fois dans ce blogue, c’est une façon de penser le cerveau relativement nouvelle qu’Anderson propose pour tenter d’aller au-delà d’une conception phrénologique du cerveau qu’adoptent encore trop souvent bien des études d’imagerie cérébrale cherchant à isoler des activations cérébrales spécifiques à certaines tâches.

On peut remonter l’origine de cette conception « modulaire » de l’esprit au moins jusqu’à Franz Joseph Gall qui avançait, au début du XIXe siècle, que le cerveau était constitué de différents centres correspondants à différentes fonctions psychologiques. Gall était certes allé trop loin en voulant faire correspondre les bosses du crâne d’un être humain à ses traits de personnalité et ses capacités intellectuelles (la fameuse « bosse des maths »). Mais la révolution cognitive des années 1950-’60 et, dans sa foulée, la conception modulaire de l’esprit mise de l’avant par des philosophes comme Jerry Fodor allait recréer un cadre théorique propice à la recherche de ces fameux « modules » spécialisés et même « encapsulés », c’est-à-dire relativement isolés en terme de traitement de l’information.

Cadre dans lequel plusieurs ont plongé, comme bon nombre d’adeptes de la psychologie évolutive qui ont étendu le concept devenu alors celui de la « modularité massive » où chacune de nos fonctions cérébrales, même celles des niveaux les plus élevés, correspondrait à un module ayant procuré jadis un avantage à nos ancêtres et sur lequel la sélection naturelle aurait pu agir. Et c’est sans parler d’autres domaines comme la neuropsychologie où la mise en correspondance de lésions cérébrales localisées avec des troubles particuliers du comportement semblait confirmer le bien-fondé de cette approche localisationniste.

Tout cela pour dire que les gens qui s’attaquent de front à cette façon de considérer le fonctionnement du cerveau, comme Michael Anderson dans son livre, s’attaquent vraiment à quelque chose de profondément ancré dans notre façon de penser le cerveau. Mais si l’on se met à regarder ce que Thomas Kuhn appelait les données « anormales » de la théorie localisationniste, force est d’admettre qu’il y en a beaucoup et qu’on est sans doute dû pour un changement de paradigme !

Et c’est carrément ce que propose Anderson avec After phrenology. Comme je le résumais dans le billet mentionné plus haut :

« En s’appuyant sur les données démontrant le caractère dynamique de l’activité cérébrale, de la grande neuromodulation de ces circuits par des molécules qui peuvent les reconfigurer à tout moment, et d’une approche incarnée de la cognition où celle-ci fait la part belle au corps et à l’environnement, Anderson va proposer une approche alternative fondée sur ce qu’il appelle la « réutilisation neuronale » (« neural reuse », en anglais). »

Mentionnons d’abord un exemple général de réutilisation neuronale déjà rencontré depuis le début de ce cours. Il s’agit de cette vieille région du cortex qu’on appelle l’hippocampe dont on vu le rôle évolutif ancien dans l’orientation spatiale chez le rat, puis dans la mémoire déclarative chez l’humain, et finalement, toujours chez l’humain, dans le langage et plus particulièrement son lexique.

Parlant du langage, on peut introduire l’une des critiques d’Anderson au modèle modulaire par l’entremise de l’aire de Broca. Pour illustrer comment il semble y avoir, en réalité, très peu de régions cérébrales dédiées à une fonction cognitive unique, Anderson rapporte une méta-analyse de 3 222 études d’imagerie cérébrale effectuée par Russell Poldrack en 2006. Cette étude démontre que l’aire de Broca, typiquement associée au langage, est plus fréquemment activée dans des tâches non langagières que dans des tâches reliées au langage !

Et de la même façon, il semblerait que la plupart des régions du cerveau, et même des régions très petites, peuvent être activées par de multiples tâches. Un autre exemple ? Prenons le cortex pariétal postérieur, étudié entre autres par John Kalaska et Paul Cisek (Cisek dont nous reparlerons abondamment à la séance 11). Ce qui ressort de leurs travaux, c’est que le cortex pariétal postérieur ne peut pas rentrer parfaitement dans une grande catégorie comme perception, cognition ou action. En fait, son activité peut être associée à celle des trois categories, rendant ici bien difficile l’application des concepts classiques de la psychologie cognitive.

Mais le problème remonte à plus loin, beaucoup plus loin. Car déjà, chez un animal aussi simple que l’escargot Lymnea stagnalis, on peut trouver des neurones uniques pouvant supporter des comportements différents, comme des neurones impliqués dans la respiration qui, si on les enlève, empêche la formation ou la consolidation de souvenirs à long-terme chez cet animal. Ou considérez le neurone olfactif AWCON du vers C. elegans, l’un des 302 neurones de cet animal. Il peut être impliqué tant dans un comportement d’attraction qu’un comportement de répulsion pour la même odeur, dépendemment de la présence de telle ou telle substance neuromodulatrice dans le le circuit.

Et qu’est-ce qu’une substance neuromodulatrice ? Il convient ici d’en dire deux mots puisque ce concept permet de mieux comprendre celui de réutilisation neuronale. La neuromodulation s’oppose, dans le cerveau, à la neurotransmission classique en ce sens que les substances neuromodulatrices ne le sont pas dans une fente synaptique (et donc tout de suite fixées sur des récepteurs ou recaptées par des pompes) mais bien dans des régions non synaptiques, entre les neurones. Les substances neuromodulatrices ainsi libres de diffuser plus largement affectent donc une grande quantité de neurone, influençant leur excitabilité à la hausse ou à la baisse. Pour employer une image simple, elles agissent un peu comme le volume d’une chaîne stéréo sur les circuits qu’elles affectent : elles lèvent ou baissent simplement le volume (ici, de la transmission synaptique).

Or l’omniprésence des précessus de neuromodulation dans le cerveau suggère que les circuits qui s’y trouvent sont structurellement « surconnectés » et que c’est par le jeu de la neuromodulation que l’on va pouvoir aller sélectivement rendre « audible » tantôt ce circuit, tantôt tel autre, selon les demandes de l’environnement. Et l’existence de ces cirtuits latents va revêtir une grande importance pour la réutilisation neuronale.

Car il ne faut pas oublier l’autre grande idée avec la réutilisation neuronale : celle de la coopération nécessaire entre différentes régions différentiées fonctionnellement (et non spécialisées dans une seule fonction) pour accomplir un comportement donné. Anderson parle de « workings » pour désigner les capacités computationnelles différenciées de petites régions du cerveau qui, en coopérant ensemble, peuvent former différents réseaux dont les capacités computationnelles peuvent effectuer des tâches fonctionnelles.

Il devient alors nécessaire de postuler l’existence de mécanismes capables de faire en sorte que ces différents « workings » se trouvent pour former des réseaux fonctionnels, d’où le nom complet du modèle d’Anderson, le « interactive differentiation and search ». Le « search » impliquant ici, par exemple, des phénomènes comme la sélection de circuits latents grâce à la neuromodulation qui vont permettre d’aller chercher le bon sous-ensemble de « workings » pour une situation donnée. On pense aussi clairement ici à des phénomènes comme la synchronisation d’activité oscillatoire des neurones dont on a vu à la séance 5 qu’elle est considérée depuis longtemps comme un mécanisme potentiel pour « relier » des assemblées de neurones spatialement éloignées.

Enfin, la souplesse qu’apporte la réutilisation neuronale de régions différenciées qui coopèrent pour former des réseaux fonctionnels transitoires permet de mieux comprendre comment le cerveau fait face à deux autres contraintes. La première est la contrainte des coûts énergétiques : avec cette nouvelle approche, notre cerveau parvient à générer de nouvelles fonctions complexes de manière beaucoup plus économique que s’il devait les recréer à chaque fois à partir de zéro. Un autre exemple concret de ceci est celui de la lecture (une habitleté complexe très récente en terme évolutif) où une région cérébrale dans le cortex occipito-temporal ventral gauche nomalement impliquée dans la reconnaissance des angles et des intersections de lignes devient très impliquée dans la reconnaissance des mots (évidemment en collaboration avec d’autres régions).

L’autre contrainte découle du thème général de ce cours sur la cognition incarnée, c’est-à-dire le fait que notre cerveau a toujours évolué dans un corps, lui-même toujours situé dans un environnement qui ne change pas habituellement énormément d’une génération à l’autre. Cela veut dire qu’il n’a jamais été nécessaire pour nos gènes de coder de façon spécifique la forme et la localisation d’aires cérébrales spécialisées dans des tâches précises. À tout moment, notre cerveau utilise plutôt les inputs qu’il reçoit de l’environnement par ses sens pour, comme le dit Anderson, « biaiser » l’activité cérébrale en faveur de certains circuits nerveux qui ont une bonne prédisposition pour traiter ce type d’input. Enlever, par exemple, les inputs qui arrivent habituellement dans le cortex visuel, comme c’est le cas par exemple des aveugles de naissance, et l’on constate que de vaste régions du cortex dit « visuel » est activé par des stimuli sonores (d’où la plus grande discrimination auditive de ces personnes).

De tels cas de substitution sensorielle, très difficile à expliquer avec la théorie modulaire classique d’aires spécialisées, devient tout à coup compréhensible à la lumière de l’approche globale de la réutilsation neuronale proposée par Anderson et qui semble pouvoir permettre de sortir enfin de la phrénologie.

Non classé | Comments Closed


Pour publier un commentaire (et nous éviter du SPAM), contactez-nous. Nous le transcrirons au bas de ce billet.