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lundi, 2 mai 2016
On n’attrape pas une balle en calculant sa trajectoire mais en bougeant

J’aimerais vous parler aujourd’hui d’un problème classique tant pour le joueur de baseball que pour les gens en sciences cognitives. Et la façon dont le premier résout ce problème a aidé les seconds à mieux comprendre le rôle important du corps dans la cognition.

Le problème est le suivant : comment le joueur de baseball s’y prend-t-il pour attraper une balle frappée haut dans les airs ? Surtout quand celui-ci est au champ centre et que la balle franchit une longue trajectoire parabolique l’amenant à tomber à plusieurs mètres du joueur. Comment fait-il pour calculer cette trajectoire et aller se placer en quelques secondes au bon endroit pour l’attraper ? C’est ce que l’on désigne par l’expression consacrée anglaise le « outfielder problem » (bon, si vous êtes plutôt un fan de soccer comme moi, imaginez plutôt un joueur qui réussit à faire une tête sur le long dégagement d’un gardien de but…).

Quiconque se rappelle un peu de ses cours de physiques sait que si l’on connaît la vitesse de la balle qui quitte le bâton du frappeur et l’angle de sa trajectoire par rapport au sol, on peut, connaissant la force de gravité qui va s’exercer sur sa trajectoire, calculer l’endroit où elle va tomber (on négligerait ici l’effet du frottement de l’air et du vent sur la balle). Mais le joueur dans le fond de son champ centre ne peut pas connaître ces paramètres, et encore moins avoir le temps d’appliquer les formules mathématiques pour trouver la réponse et se déplacer au point de chute prévu de la balle.

Comment fait-il alors pour aller se positionner au bon endroit ? Il va utiliser un truc tout simple : il s’arrange pour que la balle reste à la même place dans le ciel de son point de vue ! Si la balle monte, il recule tant qu’elle monte. S’il la voit descendre, il avance vers elle jusqu’à temps qu’elle se stabilise au centre de son champ de vision. Même chose si elle va un peu à gauche : il bouge alors vers la gauche jusqu’à ce que la balle lui semble cesser son déplacement vers la gauche. Et vice-versa pour la droite.

Et dans les dernières fractions de seconde, s’il est au bon endroit, il n’a qu’à tendre le gant vers ce point de son champ visuel où il y a une balle qui ne bouge pas mais qui grossit de plus en plus (car elle se rapproche…). En anglais, on appelle cette opération « optical acceleration cancellation », dans le sens où la personne cherche constamment, par son déplacement, à annuler l’accélération de la balle perçue dans son champ visuel.

Si attraper une balle qui a été frappée très haut dans le ciel peut être considéré comme un acte cognitif relativement élaboré, force est d’admettre ici que ce n’est pas en manipulant des symboles abstraits que notre cerveau vient à bout du problème. En fait, notre cerveau seul ne viendrait pas à bout de ce problème. Il a besoin de s’aider de la perception de la balle dans notre champ visuel et surtout du mouvement de notre corps. Les deux interagissant en temps réel dans ce qu’on appelle un cycle perception-action. À tout moment, la perception dicte ainsi à la personne quelle action elle doit faire pour qu’il y ait adéquation entre certains stimuli et un modèle interne dont l’entraînement a validé au fil du temps l’efficacité (dans ce cas-ci, le fait de garder la balle immobile en un point de son champ visuel).

Deux remarques en terminant. La première concerne la nature éminemment incarnée de la cognition dans cet exemple. Le joueur ou la joueuse de baseball est un être humain avec une vision frontale et des jambes permettant de se déplacer rapidement, et ce sont ces caractéristiques corporelles qui sont partie prenante du processus cognitif nécessaire ici. Le cerveau seul échouerait lamentablement à cette tâche. Cognition incarnée, donc, mais aussi située dans un environnement que l’on utilise en temps réel (la position de la balle dans le ciel) pour réussir la tâche. On n’est pas loin non plus d’une conception à la Kevin O’Reagan où « la sensation est une façon d’interagir avec le monde ».

L’autre remarque concerne le caractère « prédictif » de cette tâche. En particulier le fait que la personne est toujours en train de « corriger des erreurs » par rapport à un « modèle interne » qu’elle s’est donnée. En effet, afin d’attraper la balle, on doit la garder immobile dans son champ visuel, et donc bouger pour annuler tout déplacement de la balle chaque fois que l’input visuel ne correspond pas à la prédiction de ce modèle où la balle ne doit pas bouger. Ce processus prédictif où, de manière générale, on va chercher à corriger l’erreur en provenance de nos sens, s’inscrit dans ce qu’on appelle le « codage prédictif » (« predictive coding », ou « predictive processing », en anglais).

C’est une approche ou, si l’on veut, un paradigme récent et très prometteur en sciences cognitives qui pourrait nous aider à mieux comprendre les lienss entre la perception, la cognition et l’action. Il puise toutefois ses racines dans une idée simple et plus ancienne, celle que notre cerveau est fondamentalement une machine à faire des prédictions (pour maintenir ultimement l’organisme en vie).

J’aurai l’occasion de vous en reparler ici dans quelques semaines puisque, ayant découvert cette littérature depuis peu, je me bats actuellement encore avec elle pour essayer d’en saisir la « substantifique moelle » et être capable de vous la présenter sans trop la trahir. Donc affaire à suivre…

i_lien The Embodied Cognition of the Baseball Outfielder
a_lien The outfielder problem: The psychology behind catching fly balls

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