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mardi, 5 juin 2018
Andy Clark : une vision unifiée du cerveau-corps-environnement

Je voudrais attirer votre attention cette semaine sur l’article « The Mind-Expanding Ideas of Andy Clark » qui présente ce personnage unique dans les sciences cognitives contemporaines qu’est Andy Clark. Et surtout, comme le titre de l’article l’indique, ses idées qui, pour tenter une traduction française du titre de l’article, nous portent constamment à élargir notre champ de conscience.

Car de la cognition dite « étendue » développée avec David Chalmers à la fin des années 1990 au « cerveau prédictif » sur lequel il planche depuis plusieurs années maintenant et qui est le thème de son dernier livre « Surfing uncertainty », Clark a toujours justement surfé sur des nouvelles vagues qui ont déferlé et ébranlé les remparts des paradigmes dominants dans le vaste champ des sciences cognitives.

On pense ici par exemple au paradigme voulant que la cognition ne se déroule que dans le cerveau ou celui décrivant celui-ci comme un organe qui attend ses inputs pour y réagir, comme le fait un ordinateur. Dans les deux cas ces paradigmes, pourtant longtemps dominants, ont volé en éclat.

Clark et d’autres avec lui ont ainsi mis de l’avant l’aspect « incarnée » de notre cognition qui fait beaucoup plus appel à l’ensemble du corps que l’on croyait. Pour ne citer qu’une expérience parmi des dizaines, quand les gestes des bras et des mains sont empêchés, les sujets performent moins bien à toutes sortes de tâches qu’on jugerait a priori purement mentales. Comme si nos gesticulations aidaient notre pensée, peut-être en rendant plus concret le caractère abstrait de certaines opérations mentales.

Clark a d’ailleurs beaucoup insisté sur cette idée de cognition « étendue » où l’on extériorise ou « offload » dans l’environnement beaucoup plus de nos opérations mentales qu’on pourrait le croire. Pensez ici à une multiplication compliquée qui nécessite une feuille de papier et un crayon pour compenser notre faible mémoire de travail, ou simplement à nos téléphones intelligents à qui l’on confie le soin de s’orienter, de retenir les numéros de téléphones de nos proches, de gérer notre agenda, etc.

Pour ce qui est du second cas, celui du cerveau prédictif, Clark et d’autres ont montré à quel point notre cerveau n’était pas simplement réactif aux stimuli du monde qui l’entoure, mais un organe toujours actif, et même proactif, qui fait constamment des prédictions sur ce qui va se passer ensuite en fonction de ses modèles internes basés sur son expérience passée. Pour le dire dans les termes toujours imagés et punchés de Clark:

“We are not cognitive couch potatoes idly awaiting the next ‘input’, so much as proactive predictavores“

On en a déjà parlé sur ce blogue, et Clark a contribué à faire des distinctions importantes pour mieux définir ce qu’on appelle maintenant le « predictive processing » c’est-à-dire, en gros, que ce que fait notre cerveau essentiellement, c’est détecter des écarts par rapport à ses attentes. Ses attentes ou, si l’on veut, ses « modèles » du monde (où le sens de mot modèle tend plus vers des modèles statistiques que vers des représentations au sens fort issues du paradigme cognitiviste des années 1970). Et si ces écarts se répètent, notre cerveau va chercher à modifier ses « modèles » du monde, donc à apprendre, grâce à la plasticité de ses connexions nerveuses. Et cela pour éventuellement acquérir et retenir (grâce à ses différentes mémoires) un meilleur pouvoir prédictif.

Et ce qui est toujours fascinant quand on lit Andy Clark, c’est cette capacité qu’il a de faire surgir des liens, d’unifier d’une certaine manière des processus mentaux qu’on a trop souvent tendance à voir comme des pièces détachées d’un jeu de mécano. Alors que ces processus de pensée forment un tout complètement intégré.

L’imagination, par exemple, trouve ainsi une explication naturelle dans cette façon intégrée de voir les choses. Rappelez-vous : notre cerveau n’est pas en attente de stimuli en provenance du monde extérieur (ce qu’on appelle souvent le « bottom up ») mais toujours en train de proposer son interprétation de ce qu’il perçoit (par des processus « top down », où seuls les écarts aux prédictions « montent » dans le système). Cela pourrait vouloir dire que si l’on réussit à minimiser l’apport du « bottom up » sensoriel, on peut alors rendre plus libres les modèles « top down » de s’exprimer et de se déployer. Ces modèles pourront ainsi, libérés des contraintes du réel, s’en donner à cœur joie dans les scénarios fictifs !

Un peu comme lorsqu’on rêve, car durant notre sommeil paradoxal, on est vraiment coupé des inputs sensoriels. Et cela nous ramène à des gens comme Allan Hobson qui, il y a une dizaine d’années, défendaient déjà l’idée que le rêve est un état de conscience qui a cours constamment mais se trouve supprimé durant l’état de veille et d’interaction avec le monde. Et même, encore plus proche de cette conception du rêve émanant d’un cerveau prédictif, cette thèse de Rodolfo Llinás formulée il y a au moins deux décennies et qui voudrait que le rêve soit l’état de base de la conscience humaine et que durant l’état de veille, le monde extérieur ne viendrait que contraindre ou corriger cet état en fonction de ce que le sujet voit, entend ou ressent. Bref, une conception du cerveau où l’activité endogène était déjà mise à l’avant-plan.

Mais pour revenir à Andy Clark et à sa vision unifiée de nos processus cognitifs, la perception et la compréhension, vues sous l’angle du « predictive processing », peuvent également sembler des phénomènes très proches. Car dans cette optique percevoir le monde, c’est projeter ou déployer un savoir non seulement sur la façon dont le signal sensoriel devrait se présenter à nous, mais aussi sur la façon dont il va probablement changer et évoluer au fil du temps. Les créatures qui déploient cette stratégie, lorsqu’elles voient par exemple des herbes bouger, s’attendent déjà non seulement à voir une proie apparaître, mais à ressentir les sensations de leurs propres muscles se préparant à l’action. Or un animal qui a ce genre d’emprise sur son monde est déjà profondément impliqué dans la compréhension de ce monde. Comme le dit encore Andy Clark en terminant :

« Peut-être que nous, les humains, et beaucoup d’autres organismes, déployons une stratégie fondamentale, économique et axée sur des prédictions qui s’enracinent dans nos architectures neuronales, et qui permet de percevoir, de comprendre et d’imaginer grâce à cet unique « package deal » »…

De la pensée au langage | Comments Closed


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